La découverte du surprenant ensemble formé par l’église abbatiale du 12ème siècle, à l’esthétique encore romane avec ses petites fenêtres en plein cintre, et la chapelle qui lui fait suite, joyau de l’architecture gothique rayonnante, qu’éclaire d’immenses baies vitrées, est inoubliable. Par son exceptionnel intérêt, il convient de ranger ce chef d’oeuvre aux côtés de la prieurale de Saint-Leu-d’Esserent et des trois cathédrales – Beauvais, Noyon et Senlis – que s’enorgueillit de posséder le département de l’Oise.
Une brève histoire de l’abbaye
L’abbaye a été fondée au 7ème siècle par saint Germer, compagnon de saint Ouen, saint Wandrille et saint Philibert. Ravagée par les Normands en 851, elle est donnée en 863 à l’évêché de Beauvais par Charles le Chauve. La communauté est restaurée par Drogon, présent sur le trône épiscopal entre 1030 et 1058. Dotée de biens dans les diocèses de Beauvais, Amiens et Rouen ainsi qu’en Angleterre, elle connaît alors une ère de prospérité qui se concrétisera par la reconstruction de l’église abbatiale au siècle suivant.
En effet, c’est en 1132, sous l’abbatiat d’Eudes, qui deviendra un an plus tard évêque de Beauvais, qu’intervient la translation partielle des reliques de saint Germer – conservées depuis les invasions normandes à la cathédrale diocésaine – alors qu’à la même époque de nombreux dons sont réalisés au profit de l’abbaye : autant de faits qui plaident pour une mise en chantier du nouvel édifice vers 1135. Longtemps considérée comme une oeuvre de second plan en raison des dates tardives qui lui étaient généralement assignées, l’abbatiale Saint-Germer peut ainsi revendiquer une place essentielle dans la genèse de l’architecture gothique.
Achevée par l’ouest au début du 13ème siècle, elle ne connaîtra pas de modifications majeures par la suite mais subira, en revanche, de nombreux avatars lors de la Guerre de Cent Ans : effondrement des voûtes des six premières travées de la nef et des voûtes d’arêtes des tribunes, disparition de la tour de croisée et ruine du massif occidental. Trop exposés, les moines doivent même abandonner l’abbaye au début du 15ème siècle. Une restauration est entreprise au début du siècle suivant, continuée au 17ème siècle lors de la réforme mauriste. Pour l’essentiel, l’édifice n’en sera pas altéré pour autant si l’on excepte la disparition du massif de façade. En 1792, l’église devient paroissiale et les bâtiments monastiques sont vendus puis aussitôt démolis. Les restaurations des 19ème et 20ème siècles, relativement limitées mis à part la réédification du mur nord du transept, préserveront une fois encore le parti originel.
L’église abbatiale
Avec une longueur de 62 mètres (presque 70 en considérant le massif de façade, aujourd’hui disparu, mais sans prendre en compte la chapelle de la Vierge) et près de 20 mètres de hauteur sous voûte, l’abbatiale Saint-Germer présente des dimensions comparables à celles de la cathédrale de Senlis. Son plan comprend une longue nef de huit travées avec bas-côtés assez étroits, un transept saillant et un choeur d’une seule travée suivi d’une abside avec déambulatoire et cinq (aujourd’hui trois) chapelles rayonnantes contiguës. L’élévation superpose quatre niveaux : grandes arcades, tribunes, ouvertures rectangulaires ajourant les combles de celles-ci et fenêtres hautes.
D’une remarquable unité de style, l’ensemble est cependant le résultat de deux campagnes de construction : la première, qui comprend le choeur, le transept et les trois dernières travées de la nef, doit être attribuée aux années 1135-1170 ; la seconde, entreprise peu après, a laissé les cinq travées occidentales et le massif de façade – aujourd’hui disparu – et s’est achevée, pour l’essentiel, au début du 13ème siècle.
Encore fidèle à certaines solutions romanes (piles composées de l’hémicycle, bâtons brisés décorant les arcades de celui-ci, tribunes initialement voûtées d’arêtes (conservées dans le choeur), fenêtres en plein cintre de petites dimensions…), Saint-Germer n’en est pas moins un édifice novateur. La mise en oeuvre systématique de voûtes d’ogives combinée avec la construction de murs délibérément minces aboutit en effet à une articulation forte et logique de l’espace construit qui est l’essence même du gothique, ici exprimé pour l’une des toutes premières fois.
Avec ses cinq chapelles rayonnantes contiguës (et non plus détachées les unes des autres comme dans l’architecture romane), le chevet propose, avant même Saint-Denis, une formule appelée à régner désormais sans partage. Il en est de même de l’élévation à quatre niveaux, caractéristique de la première architecture gothique (seconde moitié du 12ème siècle), qui s’accompagne ici d’un système de contrebutement sous les combles des tribunes, ancêtre de l’arc-boutant. C’est dire l’importance de l’église abbatiale de Saint-Germer-de-Fly en tant qu’édifice précurseur – aux côtés de la cathédrale de Sens, de Saint-Denis, de Saint-Martin-des-Champs et Saint-Germain-des-Prés, à Paris, et avant même Senlis ou Noyon – de l’architecture gothique.
Les parties orientales
Construites les premières, les parties orientales sont à la fois remarquables par les solutions novatrices qu’elles proposent et la richesse de leur décor sculpté. Autrefois au nombre de cinq, les chapelles rayonnantes sont éclairées par trois fenêtres en plein cintre, celle du centre étant beaucoup plus importante. Les deux ogives de la voûte viennent buter sur la clef de l’arcade qui les fait communiquer avec le déambulatoire, lui-même voûté d’ogives. Toutes les retombées, y compris vers le rond-point de l’abside, s’effectuent sur des faisceaux de colonnettes par l’intermédiaire de chapiteaux décorés de feuilles lisses aux multiples variantes, un décor appelé à un vif succès.
Contrastant avec la sobriété de cette partie périphérique, la travée droite du choeur et l’abside qui lui fait suite proposent au contraire, et à tous les niveaux, un décor dont la richesse atteint parfois à l’exubérance. Aux grandes arcades, soulignées par une moulure, deux rangées de bâtons brisés encadrent un large tore. Au-dessus, les baies des tribunes, recoupées par une double ou une triple colonnette, s’ajourent d’un oculus délicatement ouvragé et différent d’une baie à l’autre. Une ouverture rectangulaire, qui constitue le troisième niveau de l’élévation, les surmontent. Enfin, une corniche en surplomb soutenue par des consoles, qui constitue une coursière particulièrement impressionnante, introduit au quatrième et dernier étage, celui des fenêtres hautes. Point d’orgue de ce riche morceau d’architecture, les ogives de l’abside, sculptées avec vigueur de losanges et de cercles, viennent buter sur une immense clef de voûte dont le décor de basilics, dragons, masques… évoque celui des portails de Saint-Etienne de Beauvais et de Trie-Château.
Le transept et la nef
Reprise dans tout l’édifice, cette élévation lui confère une grande unité à peine troublée par une simplification des éléments décoratifs dans la nef. Dans le transept, dont les quatre puissants piliers de la croisée attestent qu’une tour – l’actuelle, en charpente et ardoises, date de 1754 – la surmontait à l’origine, le même schéma d’élévation a été conservé malgré l’absence de tribunes. Un double passage superposé, pris dans l’épaisseur du mur, permet une continuité de la circulation, tant au niveau des tribunes qu’à celui de la coursière haute. Typiquement normande, cette disposition trouve ici une expression nouvelle avec le percement de fenêtres au droit des baies, annonçant ainsi une formule – celle du triforium vitré – appelée à un grand avenir dans l’architecture gothique. Résultats d’une seconde campagne, les cinq travées occidentales ne diffèrent des autres que par l’évolution de la sculpture des chapiteaux, qui voit le crochet gothique s’imposer peu à peu.
Ruiné dès le 14ème siècle, le bloc de façade se présentait comme un transept occidental, à la manière de celui de la cathédrale de Noyon, comme le montrent les vestiges actuels. Le mur qui tient lieu aujourd’hui de façade superpose un portail de style classique, construit en 1640, et une grande fenêtre de style flamboyant percée sous l’abbatiat de Guy de Villiers de l’Isle-Adam, restaurateur de l’abbaye au début du 16ème siècle. A l’opposé, le beau et sobre chevet du 12ème siècle étage ses masses par retraites successives – chapelles rayonnantes, niveau des tribunes puis des fenêtres hautes – et se pare, tel une couronne, d’une corniche beauvaisine au riche décor.
La chapelle de la Vierge
Implantée dans le prolongement de l’église abbatiale et construite plus d’un siècle après celle-ci, la « Sainte-Chapelle » est un chef d’oeuvre de l’architecture gothique rayonnante, emblématique du règne de Saint-Louis. Si les liens formels avec la Sainte-Chapelle de Paris, plus vieille d’une vingtaine d’années, sont évidents, elle n’avait cependant pas la même fonction que celle-ci et l’appellation « Sainte-Chapelle » est impropre. A la fois chapelle mariale – dédiée à la Vierge Marie- et chapelle reliquaire – elle conservait des reliques de saint Germer -, c’était également la chapelle privée de l’abbé qui l’avait fait bâtir. Celui-ci est connu grâce à une inscription figurant sur un vitrail de l’abside et qui le représente à côté du maître d’oeuvre : il s’agit de Pierre de Wessencourt, élu en 1259 et mort en 1272, la dédicace de la chapelle étant intervenue en 1267.
Très simple, le plan comprend quatre travées et une abside à sept pans, voûtés d’ogives. Les fenêtres, qui prennent appui sur un soubassement décoré d’arcatures aveugles à la mouluration très délicate, occupent tout l’espace disponible. Leur réseau comporte quatre lancettes surmontées de trois roses polylobées, expression même du style rayonnant. A l’ouest s’ouvre une immense rose inscrite dans un panneau carré détaché de l’arc formeret de la voûte. Les écoinçons – espace compris entre la rose et les angles – sont ajourés. Les douze rayons qui la composent sont divisés chacun en deux lancettes. Si les relations stylistiques avec les parties contemporaines de Notre-Dame de Paris sont évidentes, c’est avec la rose de la façade des Libraires de la cathédrale de Rouen qu’elles sont les plus fortes, suggérant ainsi que son auteur, en l’occurrence Jean Davi, pourrait être le même.
Sur le côté nord de la première travée s’ouvre une porte en anse de panier, l’une des premières d’un type appelé à un grand succès dans l’architecture gothique tardive. Dans l’abside, la piscine liturgique se signale par son décor sculpté d’un grand raffinement. La chapelle était peinte de couleurs vives, complétées par un ensemble de vitraux de la même époque – mais très restaurés au 19ème siècle – subsistant dans les fenêtres de l’abside. Des éléments du 12ème siècle provenant de l’abbatiale ont été remontés dans la fenêtre à gauche de la fenêtre axiale.
L’extérieur se signale par les deux puissantes tourelles d’escalier qui encadrent la façade et les contreforts fortement saillants qui assurent la stabilité de l’ensemble. Les pinacles qui les prolongent comme les gâbles qui surmontent les fenêtres ont été refaits à l’identique au 19ème siècle.
Le passage qui relie l’abbatiale à la chapelle est d’une qualité toute aussi remarquable. Ses trois courtes travées prennent le jour par des fenêtres semblables à celles de la chapelle proprement dite. L’effet est cependant différent car fenêtres et arcs formerets, sous lesquels s’inscrit une arcature trilobée, sont détachés l’un de l’autre créant ainsi un effet de diaphanie d’une grande réussite esthétique.
Le mobilier
En comparaison de la splendeur de l’ensemble architectural formé par l’abbatiale et la chapelle, le mobilier est aujourd’hui bien pauvre et n’offre guère que deux autels romans, une Vierge de l’Annonciation et une Vierge à l’Enfant, en pierre, du 13ème siècle, un Sépulcre du début du 17ème siècle, des stalles Louis XV et une copie du retable en pierre de la chapelle, dont l’original est conservé au Musée National du Moyen Age, à Paris (2006).
Chronologie :
Points d'intérêt :
Galerie :
Bibliographie :
- Eugène WOILLEZ, Archéologie des monuments religieux de l'ancien Beauvaisis pendant la métamorphose romane, Paris, 1839-1849, p. S 7-18 et planches hors texte.
- Louis GRAVES, Précis statistique sur le canton du Coudray-Saint-Germer, arrondissement de Beauvais (Oise), Beauvais, Achille Desjardins, s.d. (1841).
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- Chanoine L. PIHAN, Esquisse descriptive des monuments historiques dans l’Oise, Beauvais, 1889, p. 64-109.
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- Elie LAMBERT, "L'abbatiale de Saint-Germer et l'école de Saint-Denis", Bulletin monumental, vol. 100-1-2, 1941, p. 47-63.
- Pierre HELIOT, « Remarques sur l’abbatiale de Saint-Germer-de-Fly et les blocs de façade du XIIe siècle », Bulletin monumental, t. 114, 1956, p. 81-114.
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- Jacques HENRIET, « Un édifice de la première génération gothique : l’abbatiale de Saint-Germer-de-Fly », Bulletin monumental, t. 143, 1985, p. 93-142.
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- Laurent LECOMTE, « La « Sainte-Chapelle » de Saint-Germer-de-Fly : un chef-d’œuvre du gothique rayonnant », Groupe d'Etude des Monuments et Oeuvres d'art de l'Oise et du Beauvaisis (GEMOB), Bulletin n°80-81, 1997, p. 28-49.
- Sylvie BRUNET-LECOMTE, « Les vitraux du XIIIe siècle de la chapelle de la Vierge de Saint-Germer-de-Fly », Groupe d'Etude des Monuments et Oeuvres d'Art de l'Oise et du Beauvaisis (GEMOB), Bulletin n°80-81, 1997, p. 49-60.
- Isabelle ISNARD, Compte-rendu de l'article de Laurent Lecomte : « La « Sainte-Chapelle » de Saint-Germer-de-Fly : un chef-d’œuvre du gothique rayonnant », Bulletin monumental, 1998-4, p. 410-412.
- Dominique VERMAND, Eglises de l’Oise. Pays de Bray. Canton du Coudray-Saint-Germer, Comité Départemental du Tourisme de l’Oise et Communauté de Communes du Pays de Bray, 2006, in-8° de 36 p., p. 22-29 (voir texte ci-dessus).
Sites internet :
Documents :
- Extrait de Eugène WOILLEZ, Archéologie des monuments religieux de l’ancien Beauvaisis pendant la métamorphose romane, Paris, 1839-1849 : SAINT-GERMER. PL I à VIII bis.
- Extrait de Eugène WOILLEZ, Archéologie des monuments religieux de l’ancien Beauvaisis pendant la métamorphose romane, Paris, 1839-1849 : SAINT-GERMER. PL IX à XVI.
- Extrait de Alphonse de CAYEUX, Charles NODIER et Justin TAYLOR, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Picardie, vol. 3, Paris, 1845.
- Coupe du choeur par Emile BOESWILWALD dans Congrès archéologique de France, 72ème session, Beauvais, 1905, Société française d’archéologie, Paris et Caen, 1906, face p. 84.
- Coupe en long de la Sainte-Chapelle de Saint-Germer par Emile BOESWILWALD dans Congrès archéologique de France, 72ème session, Beauvais, 1905, Société française d’archéologie, Paris et Caen, 1906, face p. 86.