Dominant de son imposante silhouette ponctuée de trois tours une vallée de l’Oise aujourd’hui vouée toute entière aux activités industrielles, l’église du prieuré clunisien de Saint-Leu-d’Esserent compte parmi les œuvres majeures de l’architecture gothique en Ile-de-France. Bâtie, pour l’essentiel, entre les années 1140 et 1220 elle en illustre, en effet, les étapes les plus marquantes. De manière inhabituelle, son chevet est presque orienté au sud.
Le prieuré a pour origine une charte de donation promulguée en 1081 par Hugues, comte de Dammartin, en reconnaissance d’une rançon payée par les religieux d’un petit établissement bénédictin existant près du bois de Saint-Michel, alors que le comte avait été fait prisonnier lors d’un pèlerinage en Palestine. La donation était conditionnée à l’affiliation directe du prieuré à l’abbaye mère de Cluny. Il comptera jusqu’à 34 moines à la fin du 13e siècle mais eut beaucoup à souffrir de la Guerre de Cent ans, notamment en 1359 et 1436. Classée très tôt parmi les Monuments historiques (1840), l’église fut restaurée à partir de 1855 mais parfois d’une manière excessive, comme au porche, dont l’étage inférieur a été refait presque totalement par Selmersheim entre 1882 et 1885. En 1944, enfin, des bombardements endommagèrent considérablement les voûtes du vaisseau central et les deux tours du chœur et nécessitèrent une dernière campagne de restauration.
Malgré des fouilles effectuées à la fin du 19e siècle puis en 1955, le plan de l’église de la fin du 11e siècle n’a pu être déterminé avec certitude. Longue de 47 m, son chevet comportait une abside flanquée de deux absidioles, tous en hémicycle. La partie inférieure de la façade, sur laquelle est venue s’appuyer le porche au 12e siècle, est en revanche conservée. Deux demi-colonnes engagées sur dosseret et couronnées de chapiteaux dont les angles sont décorés de volutes ou de masques attestent l’existence d’une nef avec bas-côtés (basilicale), non voûtée comme il est de règle dans la région à cette époque dans la région.
L’avant-nef
C’est dans les années 1140 que cette première église romane sera dotée d’un narthex monumental, profond d’une travée et constitué de trois vaisseaux, préludant à une reconstruction totale. Son organisation générale – un rez-de-chaussée surmonté d’un étage de tribune et de deux tours symétriques (une seule fut construite) s’inspire de la façade contemporaine de Saint-Denis mais aussi de certains porches d’églises bourguignonnes, clunisiennes elles aussi (Paray-le-Monial, Perrecy-les-Forges).
Trop refait, le rez-de-chaussée se signale toutefois par son portail à trois rangées de voussures décorées de bâtons brisés, semblable à celui qui, au nord, donnait accès au prieuré. Au-dessus d’une frise de feuilles d’acanthe, l’étage supérieur est éclairé par des fenêtres en plein cintre groupées par deux et dont les archivoltes et les piédroits sont soulignés de tores et de colonnettes. Bien que peu saillants, les contreforts marquent clairement la division de la façade en trois parties. Seule construite, la tour méridionale comporte deux étages de baies géminées en plein cintre, celles du second étage, plus importantes, étant subdivisées par une colonnette. Une haute flèche octogonale cantonnée de pyramidions d’angle la couronne.
A l’intérieur, l’étage supérieur (tribune) est couvert de trois voûtes d’ogives dont deux sont décorées de bâtons brisés et la travée centrale ouvre sur la nef par une grande arcade en tiers-point. Le porche de Saint-Leu est une œuvre complexe : pleinement roman par son style, il reste à la fois dans la tradition des narthex de l’époque carolingienne par sa conception d’ensemble – une tribune surmontant en rez-de-chaussée formant porche – tout en s’inscrivant dans une perspective résolument novatrice avec l’utilisation de voûtes d’ogives à la tribune.
Le choeur
C’est au chœur, bâti à partir des années 1160 à l’est du chevet roman conservé pendant quelque temps encore, qu’il appartiendra de rompre avec cette architecture de “transition” en donnant une œuvre résolument gothique. Son plan comprend une travée double avec voûte sexpartite, suivie d’une travée simple correspondant aux deux tours et un hémicycle couvert d’une voûte à huit compartiments. Un bas-côté et un déambulatoire sur lequel se greffent cinq chapelles rayonnantes contiguës contournent l’ensemble.
Construites en premier au-dessus d’un impressionnant soubassement que nécessitait la forte pente du terrain, les chapelles rayonnantes, d’un grand raffinement, s’inspirent directement de celles de Saint-Denis (1144) et de Senlis (vers 1155). Le thème de la feuille d’acanthe, omniprésent dans la sculpture des chapiteaux, fait également référence au répertoire décoratif de ces deux monuments précurseurs du gothique.
Après une interruption, les travaux reprennent avec la construction de l’hémicycle et des travées droites. Si l’alternance des piles (pile “forte” composée et pile “faible” cylindrique) de la travée droite et l’élévation à trois étages – grandes arcades, tribunes (ici non voûtées) et fenêtres hautes – font directement référence à Senlis, il n’en est pas de même du dessin des arcades des tribunes, du traitement de la retombée des voûtes ou du décor plus naturaliste des chapiteaux, qui sont directement repris du choeur de Saint-Germain-des-Prés et de la cathédrale Notre-Dame de Paris, cette dernière alors en cours de construction. D’une manière qu’on pourrait croire symbolique, le rond-point du chœur associe d’ailleurs la pile cylindrique telle qu’on la trouve dans ces deux édifices et la mince colonne monolithique de Saint-Denis et Senlis.
La construction des parties hautes du chœur, achevée avant la fin du 12e siècle, s’accompagnera de la mise en œuvre d’arcs-boutants, semble-t-il non prévus au moment de l’édification des chapelles rayonnantes. Contemporaine de ces travaux, une chapelle haute dont le rôle est d’ailleurs mal défini surmonte la chapelle axiale. L’étage intermédiaire sera repris au 13e siècle, lors de la construction de la nef, et les larges mais sombres tribunes sous comble feront place à une étroite galerie de circulation (triforium) éclairée d’une petite fenêtre par travée. Achevées les dernières, les deux tours de chevet inscrivent Saint-Leu dans la longue tradition, d’origine carolingienne, des chevets dits harmoniques et dont Morienval constitue, dans la région, un bel exemple pour l’époque romane.
La nef
C’est à partir du début du 13e siècle que sera entreprise la jonction entre les deux extrémités de l’édifice avec l’édification de la nef. Ses six travées sont couvertes de voûtes quadripartites et non plus sexpartites comme dans la travée droite du chœur. L’élévation reste à trois étages mais les grandes arcades retombent désormais sur des piliers cantonnés – quatre demi colonnes greffées sur un noyau circulaire -, un type rencontré dans nombre d’édifices majeurs de ce temps. De même, les fenêtres hautes composées de deux lancettes surmontées d’une rose à six lobes appartiennent-elles à un type initié à Soissons et à Chartres tandis que le triforium passage de l’étage intermédiaire est la formule qui prévaut partout. Les petites fenêtres qui ajourent celui de Saint-Leu en font cependant l’un des premiers de ce type avec celui de Mello. Le triforium ajouré connaîtra par la suite un vif succès dans l’architecture rayonnante.
Reconstruite sur près d’un siècle, la prieurale de Saint-Leu-d’Esserent constitue ainsi un témoignage précieux de l’évolution de l’architecture gothique dans ses étapes les plus marquantes. L’édifice sera très peu modifié par la suite et l’on doit surtout mentionner, à la fin du 13e siècle, l’édification d’une chapelle au sud de la troisième travée de la nef et la réfection de plusieurs fenêtres des chapelles rayonnantes. Dans la nef, à gauche, on mentionnera le monument funéraire partiellement mutilé de Renaud de Dammartin (14e siècle) et l’on pourra, par ailleurs, détailler les vitraux posés en 1960, œuvre de quatre maîtres verriers, dont Max Ingrand (1997, modifié 2016).
Chronologie :
Points d'intérêt :
Galerie :
Bibliographie :
- Louis GRAVES, Précis statistique sur le canton de Creil, arrondissement de Senlis (Oise), Beauvais, Achille Desjardins, 1828.
- Eugène WOILLEZ, Archéologie des monuments religieux de l'ancien Beauvaisis pendant la métamorphose romane, Paris, 1839-1849, p. S 23-26 et planches hors texte.
- Chanoine L. PIHAN, Esquisse descriptive des monuments historiques dans l’Oise, Beauvais, 1889, p. 442-448.
- Abbé Eugène MÜLLER, Senlis et ses environs, Senlis, 1894, p. 287-293.
- Eugène LEFEVRE-PONTALIS, Congrès archéologique de France, 72ème session, Beauvais, 1905, Société française d’archéologie, Paris et Caen, 1906, p. 121-129.
- Albert FOSSARD, Le prieuré de Saint-Leu-d’Esserent, Paris, 1934.
- Jean-Pierre PAQUET, « La restauration de Saint-Leu-d’Esserent, problèmes de stabilité », Les Monuments historiques de la France, 1955, p. 9-19.
- Pierre DURVIN, « Les fouilles de l’abbatiale de Saint-Leu », Bulletin de la Société archéologique, historique et géographique de Creil, n° 11, janvier 1956, p. 1-7.
- Pierre DURVIN, Le millénaire du sanctuaire de Saint-Leu-d’Esserent, Amiens, 1975.
- Philippe RACINET, « Construction, reconstruction et aménagement du Prieuré clunisien de Saint-Leu-d’Esserent », Groupe d’Etudes des Monuments et Oeuvres d’art du Beauvaisis (GEMOB), Bulletin n°13, 1982, p. 17-25.
- Anne PRACHE, Ile-de-France romane, Zodiaque, La nuit des temps 60, 1983, p. 207-210.
- Danielle JOHNSON, Architectural Sculpture in the Region of the Aisne/Oise Valleys during the Late 11th/Early 12th Century, Thèse de Doctorat de l’Université de Leiden (dactylographiée), 1984.
- Dominique VERMAND, « La cathédrale Notre-Dame de Senlis au XIIe siècle. Etude historique et monumentale », Société d’Histoire et d’Archéologie de Senlis, Comptes-rendus et Mémoires, 1983-1985, (1987), p. 98-101.
- Claudine LAUTIER et Maryse BIDEAULT, Ile-de-France gothique, Paris, 1987, p. 318-331.
- Philippe RACINET, "Observations sur l'implantation et sur l'agencement du prieuré clunisien de Saint-Leu-d'Esserent (Oise)", Revue archéologique de l'Oise, 1989, n° 1, p. 131-141.
- Dominique VERMAND, Eglises de l’Oise. Canton de Montataire. Vallées de l’Oise et du Thérain, Comité Départemental du Tourisme de l’Oise et O.T.S.I. de Saint-Leu-d’Esserent, 1997, in 8° de 24 p., p. 14-18 (voir texte ci-dessus).
- Jean-Louis BERNARD, "Le prieuré de Saint-Leu- d'Esserent (Oise). Une réinterprétation du site après les fouilles de 1998", Revue archéologique de Picardie, 2000, n° 3-4, p. 155-174.
- Delphine HANQUIEZ, « La nef de l’église prieurale de Saint-Leu-d’Esserent (Oise) », Revue archéologique de Picardie, n° 1-2, 2005, p. 119-133.
- Delphine HANQUIEZ et Géraldine VICTOIR, « À la recherche d’un espace liturgique : les pièces déposées de la nef de l’église prieurale de Saint-Leu-d’Esserent et leur polychromie », L’architecture en objets : les dépôts lapidaires de Picardie, Actes de la journée d’études à Amiens, le 22 septembre 2006, Histoire Médiévale et Archéologie, n° 21, 2008.
- Delphine HANQUIEZ et Anthony PETIT (sous la direction de), Saint-Leu-d'Esserent et l'implantation monastique dans la basse vallée de l'Oise, Histoire Médiévale et Archéologie, n° 25, 2012, 260 p.
- Erika RINK et Nikolaus BRADE, Kirchenschicksale in Nordfrankreich/Destins d'églises dans le Nord de la France, Ernst A. Chemnitz/Cap Régions Editions, 2013, p. 112-114.
Sites internet :
Documents :
- Extrait de Eugène WOILLEZ, Archéologie des monuments religieux de l’ancien Beauvaisis pendant la métamorphose romane, Paris, 1839-1849 : SAINT-LEU D’ESSERENT. PL I à VIII.
- Extrait de Alphonse de CAYEUX, Charles NODIER et Justin TAYLOR, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Picardie, vol. 3, Paris, 1845.
- Extrait de Alphonse de CAYEUX, Charles NODIER et Justin TAYLOR, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Picardie, vol. 3, Paris, 1845.
- Coupe en long du choeur par Th. KING dans Congrès archéologique de France, 72ème session, Beauvais, 1905, Société française d’archéologie, Paris et Caen, 1906, face p. 124.
- Travée de la nef et coupe du bas-côté sud par Th. KING dans Congrès archéologique de France, 72ème session, Beauvais, 1905, Société française d’archéologie, Paris et Caen, 1906, face p. 122.